Mondes Emergents

Another BRICS in the world...

dimanche 28 février 2010

La géopolitique des tubes en Eurasie, ou la revanche de Goliath contre David

L’histoire commence un froid matin d’hiver 2006, lorsque les médias occidentaux révèlent que la Russie, n’ayant pas réussi à trouver un accord sur les prix de transit du gaz avec l’Ukraine, a décidé de couper ses approvisionnements gaziers vers l’Ukraine. La mauvaise nouvelle réside surtout dans le fait que 80% du gaz russe que l’Europe importe passe par l’Ukraine.

L’Europe assiste, impuissante, à l’arrêt de ses importations de gaz. Si la crise fut courte, et n’affecta que peu leurs économies, les pays européens furent surtout surpris de se trouver à la merci de pratiques contre lesquels ils se croyaient immunisés, bien abrités derrière la forteresse Union Européenne.

Si aujourd’hui, nous savons que cette crise relevait moins d’une tentative de « blocus » énergétique russe sur l’Europe, que d’une simple dispute de « couple », exacerbée par le contexte post-« Révolution orange », les Européens décidèrent pourtant de réagir. Encouragés par les répliques de la crise en 2007, 2008 et 2009, les européens furent incités à examiner d’autres pistes d’approvisionnement. S’ils n’avaient plus de gaz, ils auraient des idées !

« Nabucco », ou la référence à l’oppression étrangère.
De cette période est née la politique européenne de diversification de ses approvisionnements énergétiques. Deux types de diversification s’offraient à eux : La diversification par les sources d’énergies, et par les voies d’approvisionnements. L’Europe décida d’utiliser ces deux méthodes.

Son projet, c’est « Nabucco ». « Nabucco », outre un Opéra, est avant tout un projet politique. En reliant l’actuel gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum, qui contourne la Russie par la Géorgie et la Turquie, le projet permet aux européens d’exploiter les prometteuses réserves de gaz de la Caspienne, sans demander la permission à la Russie.



Si le projet permet de satisfaire seulement 5 à 10% de la consommation européenne de gaz, il est particulièrement vitale pour la stabilité des approvisionnements de pays comme la Hongrie, dont l’économie dépend à 80% du gaz (dont 60% provient de Russie).
Il faut souligner également que le projet est soutenu par les Etats Unis, qui y voit notamment un moyen de renforcer leur alliés locaux, à savoir la Géorgie, la Turquie, et à l’Irak.

L’indépendance énergétique européenne : La fin d’une chimère
En juillet 2009, à l’occasion de la signature de l’accord intergouvernemental entre les différents pays partis prenantes au projet « Nabucco », Andris Pielbarg, l’ancien commissaire européen à l’énergie, célébrait la « liberté » recouvrée des pays européens grâce à ce projet.

Pourtant, la chimère d’une liberté recouvrée s’évanouit très vite au contact des moulins à vent de la réalité. La Russie n’est pas plus un géant menaçant que l’Europe une puissance capable de s’unir autour d’une politique énergétique commune. Si les problèmes politiques et économiques s’accumulent autour du projet « Nabucco », la contre proposition russe se charge de révéler la part d’hypocrisie, peut être d’ignorance, de certains dirigeants européens vis à vis d'une politique énergétique commune.

Le gazoduc russe « South Stream » : Diviser pour mieux régner.
« South Stream », c’est le projet concurrent porté par la Russie et l’Italie, à travers ENI. Le gazoduc part de Novorossisk, plonge sous la Mer Noire, et remonte vers la Roumanie jusqu’en Italie.



Lancé comme un projet concurrent de Nabucco, ce gazoduc, plus cher (8.5 Milliards $ contre 7.5 Milliards $), mais d’une capacité double (63 milliards de m3 contre 25 milliards m3 de gaz), a immédiatement attiré les pays d’Europe de l’Est. En 2009, la Grèce, la Hongrie, la Roumanie, la Serbie et la Slovénie, s’étaient engagés dans le projet. De même, la Turquie, grande bénéficiaire de « Nabucco », a commencé à revoir sa position après les déclarations russes sur une possible participation au projet Turc Samsun-Ceyhan (reliant la Mer Noire à la mer Méditerranée en évitant le Bosphore).

Nabucco aphone
En parallèle, le projet européen a perdu en crédibilité. Les doutes qui pèsent aujourd’hui sur le projet sont autant de nature politique qu’économique.

Economiquement, les difficultés d’approvisionnement du gazoduc, soulignées par Moscou, apparaissent. En effet, les options s’avèrent, sur le court terme, peu nombreuses. En Azerbaïdjan, les prévisions font état de seulement 3 milliards de m3 disponibles en 2015, Nabucco devant être lancé en 2014. Le Turkménistan et le Kazakhstan, dont les gisements commencent à peine à être exploités, s’avèrent difficile à impliquer dans le projet, du fait de la nécessité d’un accord au préalable de tout les état riverains de la Caspienne concernant un gazoduc sous marins (dont la Russie).

Politiquement, les doutes qui pèsent sur le projet concerne les pays lointains mais prometteurs, censés remplir Nabucco : l’Iran et l’Irak. De manière peut être prématuré, les européens comptaient sur une reconstruction rapide de l’Irak, et l’intégration de l’Iran dans l’économie mondiale, pour diversifier leurs sources d’approvisionnement.

Un investissement sur l’avenir.
Surtout, un constat semble s’être imposé définitivement parmi les différents acteurs des projets : Dans la géopolitique de l’énergie en Eurasie, la Russie est, et restera, un acteur incontournable. Si ce constat a clairement été fait par les européens de l’ouest depuis 1991, il semble s’imposer, peut être à contre cœur, parmi les voisins de la Russie, depuis quelques années.

Aujourd’hui, il semble évident que ni les européens, ni la Turquie, ne prendront désormais le risque de se brouiller avec la Russie, quitte à apporter un soutien de façade aux ukrainiens dans leur bras de fer avec Moscou. C’est dans cet esprit qu’il faut appréhender le refus de l’Union Européenne d’apporter sa garantie au projet "Nabucco", demandée par plusieurs pays de l’est, ainsi que le réchauffement des relations entre la Russie et la Turquie.

Dans ce contexte, on peut conclure que la Russie, aussi menaçante qu'elle puisse paraitre, ne menace au final que ses voisins proches. Ce constat, fait par les puissances européennes telles que l'Allemagne, la France et l'Italie, les a autorisé à se lancer dans d'importants projets de collaboration ("Nord Stream" et "South Stream). Cette analyse commence timidement à être faite par les pays plus à l'est de l'Europe.

Au final, le retour de la realpolitik risque de laisser les pays limitrophes de la Russie en situation de face à face dangereux avec le géant russe. La géopolitique des tubes dans cette région risque bientôt de signer la défaite des David, la Géorgie, l'Ukraine ou l'Arménie, que l'on a pourtant aimé un temps, et encouragé à se révolter contre "l'impérialisme russe" !